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Eric Suchère
Suchère



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Éric Suchère est né en 1967. Il enseigne l’histoire et la théorie des arts à l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne et est membre du comité de rédaction d’Action poétique.
Il a traduit plusieurs livres de poésie.
Il est également critique d’art.

 

Gérard Gasiorowski, Académie Worosis Kiga, éditions Maeght, 1994

 

L’image différentielle, Voix éditions, 2001

Le motif albertine, MeMo, 2002

Lent, Le Bleu du Ciel, 2003

Le souvenir de Ponge, CIPm, 2004

Surfaces, Contrat-Maint, 2004

Fixe, désole en hiver, Les Petits Matins, 2005

Dans l’atmosphère de, Contrat Maint, 2008

Résume antérieur, Le Mot et le Reste, 2008

Nulle part quelque, 2009 et Brusque, 2011 chez Argol

Traductions :

Jack Spicer, C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, Le Bleu du Ciel, 2006

Erik Lindner, Terrain, CIPm, 2007

Massimo Sannelli, Huit poèmes (en collaboration avec Andrea Raos), Contrat Maint, 2007

Giuliano Mesa
, Quatre cahiers impromptus (traduit de l’italien), Action Poétique, 2009

Variable : objet spécifique
Philippe Roux Hippocampe

Éric Suchère, Variable, éditions Argol

Il y a plus d’un siècle déjà, Mallarmé cherchait à donner un sens plus pur aux mots. L’ennemi, pour lui, à ce moment là, est le langage utilitaire dans lequel la poésie vient s’étouffer, s’enclore. Dans son poème « Hommage », il dit ceci : « Le sens trop précis rature[1] ». Mallarmé fait le vide ; avec lui, le sujet de toute poésie ne devient pas impossible mais suspect. Il doit être autre. Il invente une autre poésie contre les « mots de la tribu[2] », s’attaquant au descriptif mimétique et symbolique qui ne valait pas mieux à ses yeux qu’un vulgaire journal. Ceci deviendra ce concept célèbre « l’universel reportage[3] ».

Éric Suchère fait partie de ces écrivains contemporains qui travaillent dans cette éthique et cette brèche que Mallarmé a ouvertes. Il inscrit son œuvre et ce livre Variable contre les mots de la tribu, se situant dans un éthos que l’on peut appeler littéraliste, fait de déconstruction, de dissolution de la notion même de poésie. De plus, l’écrivain Suchère a, en substrat de Mallarmé, l’obsession flaubertienne d’écrire un livre sur rien[4].

Variable serait peut-être l’expression de l’impossibilité de ce livre sur rien, se contentant, à défaut, d’un livre sur presque rien. La forme structurelle de Variable est construite tel un journal numéroté, articulé autour de la notion de météorologie, du temps qu’il fait… On y trouve des notes, éparses, discontinues, notes d’événements journaliers, anonymes, anonymes à souhait. Autre composante du livre, chaque page du journal est accompagnée d’une photo, photos qui sont elles aussi déconnectées de toute chronologie narrative. Elles peuvent dire mais uniquement dans leur énigme, énigme non psychologisante, car comme tout littéraliste, Suchère abhorre la psychologie. Ce qui fait le principal intérêt de cet ouvrage est ce que j’appellerai sa structure identificatoire, dans le sens que donnait Donald Judd à ses œuvres qu’il nommait Objets spécifiques.

Variable, livre objet spécifique : ni vraiment poème, ni vraiment prose, ni vraiment journal, ni ni… Ce livre constitué de 298 textes et photos apparaît comme une manufacture décalée, spécifique parce que décalée. Énumérer des termes qui composent cet objet spécifique telle une liste : coupe, bribe, énoncé, collage, collage par la photo, photo sale, espace disjonctif, photo floue, ligne brisée, blanc, photo retournée, humeur météorologique, fugacité, furtivité, brouillage, cassure... Tout ceci crée une matière ordonnée dans le hiatus, entre le voir et le dire, entre le dit et son manque d’affirmation, entre la vérité du dire et son refus. Bouts de sens donc ; le livre coupe dans la matière de la ligne de temps, livre fracturé, telle une impression, un impressionnisme formel, un impressionisme de fracture. Éclipse : je m’arrêterai plus particulièrement sur ce mot fondamental de l’univers suchèrien[5]. L’éclipse comme figure littéraire telle la lune qui cache le soleil, figure romantique refoulée ? De l’ombre à la lumière, de la ligne au blanc… Cette figure de l’éclipse pose quelque chose de cette musique poétique de Suchère qui se situe dans ce presque indiscernable, imperceptible, de ce qui pourrait devenir totalement noir, totalement invisible, totalement indicible, un livre sur rien donc. Mais ces particules de soleil, appelons-les comme cela, ces lignes d’écriture malgré tout ne sont-elles pas l’avortement de ce projet fou, de ce projet puriste, projet qui ne cesse de se casser, comme le style, telles des lignes phrasées qui ne cessent d’être coupées, et qui s’isolent. Projet qui ne cesse aussi de dire des particules de je. Car ce journal qui n’en est pas tout à fait un, interroge un je qui n’est pas tout à fait le sien. D’ailleurs, est-ce que Suchère sait dire je, dans le sens affirmatif d’être là, vraiment à cet endroit, comme on dirait je suis ?

Dans le poème 292/074, il y a peut-être l’ébauche d’une réponse ; on y trouve non pas un je mais des je brouillés, qui finissent par se retourner, comme liquéfiés en je « pluriels ».

Extrait : Je connais toutes les routes.

Je reconnais les routes mais avec le sentiment d’un long temps passé.

J’arrive à me situer sans problème.

Je ne me trompe qu’une fois.

Je reste liquéfié devant malgré l’ombre.

Et le poème se termine ainsi :

Sans doute que je, n’y arrive pas.

Éric Suchère écrit par segmentation du réel, par coupe, par segmentation du phrasé, succession d’énoncés prélevés dans ce réel. Segmentation où le je pose une question éthique à l’auteur. Suchère n’y arrive pas. Il rature, éclipse, casse. L’effusion sentimentale, la confession autobiographique, l’engagement politique seraient-ils obscènes ? Ce livre ne le décide pas vraiment. Il y a malgré tout du lyrisme, ténu. Il y a affleurement du sentimental. Il y a évidemment de l’autobiographie fut-elle un autoportrait en dé-filigrane, un autoportrait résiduel. Malgré tout, il n’y a pas rien : ce livre s’impose une discipline de l’avortement, tente de dire sans dire. Pour continuer à croire au « grand tout » sans métaphysique de la langue, une métalinguistique, par contre, qui ne laisse passer que des bouts de sens, où la logique de l’énoncé est reine, mais dé-sublimée et déchue. Il ne reste donc que la langue pour circonvenir à tant de mauvais temps et à une si mauvaise météo. Éclaircie, ce beau poème, 064/302 :

Très beau temps : soleil et doux à gris et froid avec quelques éclaircies, partielles, fugitives.

Je, à cause de, pense toujours à, dans lequel je revois X, ne peux,  regarde angoissé, très, un, que cela puisse continuer, ne suis vraiment pas, ne veux pas, me demande pourquoi, tente de, le temps que, tente d’esquiver, finis, pense que finis.



[1] Mallarmé, « Hommage » :

Le sens trop précis rature

Ta vague littérature.

[2] Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe ».

[3] En vertu d’une décision radicale et sans appel, Mallarmé en finissait avec « l’universel reportage », c’est-à-dire avec la pratique qui fixait à la poésie d’être une prose plus riche et de reporter dans les vers tous les clichés du monde pour lui donner du sens. Le journal quotidien lui paraissait illustrer exemplairement cette perversion. Il faut noter aujourd’hui que les clichés continuent de recouvrir une grande partie de l’immoralité journalistique.

[4] Le « livre sur rien » n’a jamais été un roman sans sujet et sans mimésis pour Flaubert, mais un texte (au sens que la critique moderne a donné à ce terme) qui fait du travail sur le langage (et non plus de la visée mimétique) l’objectif essentiel de l’art.

[5] Nulle part quelque, publié chez Argol en 2009, est une déconstruction/description de L’Éclipse d’Antonioni.
















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